Tribune d'Agnès Le Brun
Annoncée en grande pompe, la disparition programmée du ticket de caisse imprimé, reportée une fois puis deux, puis finalement reléguée au creux de l’été, devrait prendre effet au 1er août.
Vêtue de toutes les parures de la décision écologiquement correcte – économie de papier, économie de ressources – cette suppression serait dans l’esprit de ceux qui l’ont imaginé aussi indolore qu’efficace dans la liste des petites actions aux grands effets.
C’est dire à quel point dans un système de l’entre-soi, au royaume des aveugles, les borgnes sont rois Ceux dont on parle, jamais à court d’idées déconnectées, appartiennent à un monde où l’on paie ses achats avec son téléphone, où on se préoccupe davantage de ce qui rapporte que de ce qui coûte, où il est plus important d’avoir que d’être. Ceux dont on parle vivent un quotidien qui voudrait prouver définitivement que la modernité c’est la dématérialisation, peut-être même la dématérialité.
Ont-ils rencontré ou déjà oublié celui ou celle qui prépare soigneusement sa liste de courses manuscrite en épluchant les annonces de promotion délivrées dans la boîte à lettres comme une promesse de consommation autorisée, celui ou celle qui remplit son caddie en calculant au fur et à mesure des rayons parcourus les dépenses qui s’accumulent dans un chariot toujours trop grand ? N’ont-ils jamais observé sur un parking la famille réunie dans la voiture pour pointer soigneusement chacun des achats, avec tantôt la fierté de qui s’est tenu au budget fixé, ouvrant des perspectives d’un bonus pour le week-end, ou l’amertume de qui essaie de comprendre un dépassement qui annonce de futures restrictions ?
Parfois l’erreur pointée, défaut d’étiquetage ou de caisse, voit le petit cortège se diriger vers la caisse centrale pour récupérer les précieux centimes qui lui sont dus. Par ces gestes précis et un ticket de caisse dont la longueur désigne l’état du porte-monnaie, la matérialité de l’achat n’est pas l’expression d’un vain rituel mais s’inscrit durablement dans la vie de qui a besoin de tenir entre ses mains la preuve et le fruit de ses efforts, qui a finalement besoin d’un peu d’espoir et de lumière.
Mais ceux qui ont voulu et décidé de supprimer le ticket de caisse, inutile parce qu’à leurs yeux, à peine imprimé, déjà chiffonné, ignorent tout de cette vie quotidienne pesée au trébuchet de la précarité, faite de besoins frustrés plus que de désirs assouvis et n’ont jamais échangé avec la pensionnée qui après avoir connu les anciens francs, les nouveaux francs, l’euro enfin – « Franchement, quel drôle de nom, quand il y en a plusieurs, on met un « s » quand même ? » – conserve en les classant semaine après semaine dans un cahier quadrillé, la description de ses achats, bien rarement superflus, qui la relient cependant par un fil fragile à la communauté humaine. Alors non, cette décision ne relève pas de l’anecdote, la déplorer ne démontre pas l’incapacité à changer une habitude, elle illustre juste une certitude : les petites fissures font les grandes fractures, de celles qui mènent à la rupture.
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